Nicolas Jaillet
a répondu à quelques questions...
Écrire : pour qui ? Pour quoi ? On écrit pour soi, d’abord. Pour le plaisir. Pour son plaisir. Il y a quelque chose de jouissif, à déflorer la blancheur d’une page. Il y a le cliquetis des doigts sur le clavier. Bien sûr, c’est un plaisir minuscule, comme dit l’autre, mais les sensations de l’écriture, c’est d’abord ça. Clipiti cloc taclac tonclonc. Tliciti tlocoto clonk. Etc. Parfois, quand j’allume mon ordinateur, en attendant que ça chauffe, je tape une phrase à vide, comme ça. Juste pour le son. Je suis sûr que c’est un tic que je partage avec pas mal de dactylographes. Ensuite, il y a le mystère. Avant la rédaction des cent (quand tout se passe bien) premières pages, on ne sait pas très bien où on va. On a des intuitions, des envies, mais aucune certitude. Et puis, lentement, bizarrement, les personnages commencent à exister. Ils vous parlent. Ils vous racontent l’histoire. Ça s’appelle la schizophrénie. C’est comme le cinéma, sauf qu’on reste à la maison, on ne paye pas son billet, on ne connaît pas l’histoire, on n’a lu aucune critique, et surtout : il y a aucune chance pour qu’on arrive un jour à emballer une fille avec ça. Voilà, en gros, en très gros, les petits et grands plaisirs qu’on peut rechercher dans l’écriture. Les plaisirs réels, veux-je dire. D’aucuns prétendront qu’ils écrivent parce qu’ils estiment que le monde réel n’est pas assez grand, assez beau… Âneries, que tout cela. Billevesées. On n’invente pas ce que certains appellent, avec un sens de la litote qui fait froid dans le dos, "un univers". On n’invente rien, d’ailleurs. Si le monde n’était pas là, tel qu’il est, on n’aurait rien à raconter. Au pire, mais je crois que ce n’est pas une bonne motivation, on écrit pour changer un peu la littérature. À mon avis, ce projet-là est bien illusoire. Il présuppose qu’on oublie un instant (ce qui est très dangereux) que l’espèce humaine dans son ensemble, n’est qu’un microphénomène qui aura rampé quelque instants à la surface d’un caillou pathétique, perdu au milieu des immensités. Alors, en attendant, tenons-nous en aux choses tangibles : le plaisir d’appuyer sur des touches, de tracer des lignes au crayon sur une feuille blanche et de parler aux morts. Quel est ou quels sont les trois livres qui vous ont le plus marqué et pourquoi ? Question obscène, à laquelle je refuse catégoriquement de répondre ! Vous voulez faire un choix, établir une hiérarchie, entre Dostoievski, Camus, Tchekhov, Shakespeare, Levi, Maupassant, Flaubert, Conrad, Kessel, Proust… ? Et je ne parle que des auteurs, même pas des oœuvres… Alleeeeeez… Les auteurs que vous n’avez jamais lus et ne lirez jamais. Pourquoi ? Il n’y a pas de livres que je ne lirai jamais. Il y a des livres qu’on a du mal à lire, parce qu’ils ont été produits dans un cadre complexe, sophistiqué, qui les rend difficiles d’accès, comme La Princesse de Clèves. J’ai lu ce livre à l’université ; c’est là que j’ai appris à l’aimer. Je ne l’aurais pas lu tout seul, j’en suis presque sûr. Il y a des livres pour lesquels on a certaines appréhensions. À cause des gens qui nous en ont parlé, en bien ou en mal, et le degré de confiance qu’on porte au jugement des personnes en question. Il y a aussi un moment pour lire un livre. J’admire beaucoup Dostoievski, mais plus d’un Dostoievski tous les… disons… deux ou trois ans, c’est au-dessus de mes forces. Notez bien que ce commentaire est à porter au crédit de l’auteur plutôt que l’inverse. On peut avoir du mal à lire certains livres qui, de toute évidence, sont excellents. J’ai beaucoup aimé les polars de Vian, et je suis incapable de lire, par exemple, L’écume des jours. Ne me demandez pas pourquoi. J’ai essayé à plusieurs reprises… j’arrête au bout de cinquante pages. Je trouve ça très beau, mais j’arrête. Il n’y a pas de livres méprisables. Enfin, c’est du temps perdu, à mon avis, de mépriser certains livres, sous prétexte qu’ils ont été écrits à la commande, ou plus vite que d’autres. Je n’ai aucune difficulté à lire San Antonio, par exemple. Hérodote, pour les mêmes raisons : c’est du grand n’importe quoi, c’est écrit au fil de la plume, mais c’est justement cette énergie, ce plaisir d’écrire, de tout lâcher (dont je suis incapable, personnellement, moi qui suis plutôt un laborieux) que je trouve fascinants, et qui génèrent du plaisir à la lecture. Sansalina sur Amazon.com et Amazon.fr
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Comment écrivez-vous ? Rituels ? Pas de rituels ?
Je joue à Pac Man. Écrire peut-il s’apprendre et comment ? Oui ! On apprend, on ne cesse jamais d’apprendre. Le « talent » est une connerie, ça n’existe pas ! Si j’ai un meilleur « premier jet » (ce qui reste à prouver…) aujourd’hui qu’il y a vingt ans, c’est que j’ai appris à mieux trier mes idées, à me méfier de ma propre inspiration. C’est Nietzsche qui dit ça, dans Humain trop humain, je crois : le métier de l’artiste consiste à faire des choix. Oui, il y a des codes, des techniques. Oui, il y a une rhétorique. Tout ça se travaille, plus ou moins. Oui, il y a aussi une part de mystère. Une phrase qui peut venir, s’imposer d’elle-même, et qui aura plus de classe qu’une autre, sans qu’on sache très bien pourquoi. Oui, il faut laisser la porte ouverte à ce mystère. Mais je peux vous le dire, ce mystère n’intervient qu’à 7,67 % dans le travail de l’auteur. Pas un iota de plus. – Qu’est-ce qu’un « bon » livre pour vous ? Un bon livre est un livre qui ME plaît. À MOI. Qui me procure des sensations, qui me laisse songeur. Qui m’invite à envisager certaines questions sous un angle nouveau. Par exemple, je viens de finir Homicide, de David Simon, c’est un livre révolutionnaire sur un sujet qui a été traité des millions de fois, même sous l’angle documentaire : la vie dans une brigade criminelle. Ce livre m’a aidé à… enrichir mes opinions sur les agents de la force publique. Opinion qui était plutôt frontale, voire raciste, jusque là. J’aime bien me remettre en question, mais il n’y a pas de raison pour que ce soit douloureux. Un bon livre se lit jusqu’au bout sans que le lecteur ait besoin de se forcer. Il n’y a pas de genre. Il n’y a pas de bon livre en soi, sans lecteur. C’est comme la sexualité. Quelqu’un qui se targue d’être un « bon coup », c’est quelqu’un qui sait faire l’amour tout seul ? Pas de quoi se vanter. Comme en amour, il y a des rencontres qui se font et d’autres qui ne se font pas. Ce n’est pas grave. Dans cet ordre d’idée, il faut considérer que des gens comme Musso et Marc Lévy sont de grands écrivains. Parce qu’ils provoquent beaucoup de plaisir à beaucoup de gens. Même s’ils écrivent des livres qui ne marchent pas sur moi. Qui ne m’emmènent pas. Alors, quoi ? À titre personnel, j’attends d’entendre ce que les anglo-saxons appellent « a voice ». Une voix d’être humain, qui vous parle, avec ses imperfections, ses subjectivités, ses erreurs, et surtout : ses petits décalages vis-à-vis des phénomènes de mode. Le cas échéant, cette voix traverse les siècles. On y trouve la trace d’une personne qui a vécu et qui vibre encore. Ça, ça me touche. J’aime aussi une certaine forme d’étrangeté, mais dans un récit qui est tourné vers les autres. Nombre d’entre nous cherchent la différence avant toute chose, l’originalité. C’est une erreur. Il faut concentrer toutes ses forces à la communion, la communication. Et si l’auteur possède une singularité réelle, elle continuera d’exister. Mais elle ne s’invente pas. Je ne sais pas pourquoi la plupart des grands romans russes, de Gogol à Nabokov, nous échappent totalement : on ne sait jamais où le récit peut aller, mais il va, pourtant. Sansalina, roman plein de bruit et de poussière. |